Du plat au fragmenté : bâtir des entreprises robustes sur un monde-archipel
- Pascal Roux
- 23 oct.
- 4 min de lecture
Nous ne vivons pas seulement une période “plus compliquée” ; nous habitons un réel reconfiguré. Les repères bougent, les règles divergent selon les arènes, le tempo s’accélère. Trois forces structurent ce ressenti : la complexité (interactions denses, effets émergents), l’impermanence (rien ne dure assez longtemps pour devenir loi), et la brutalité (des ruptures nettes qui ne préviennent pas). Face à cela, la nostalgie ne sert pas de stratégie. Il faut lire juste et agir net.
1) Le monde “plat”, hier. Le terrain “en archipel”, aujourd’hui.
Il y a une vingtaine d’années, une thèse s’imposait : “le monde est plat” — The World Is Flat, de Thomas L. Friedman(2005). J'ai lu et, jeune entrepreneur, ai été interloqué et passionné. La promesse : un terrain mondialisé, tendu par les chaînes d’approvisionnement, standardisé par la tech, où l’on gagne par l’optimisation de bout en bout. Cette lecture a eu son efficacité et ses excès.
Mais le terrain n’est plus une plaine : c’est un archipel de zones aux règles hétérogènes, aux régimes changeants, aux seuils discontinus. Commerce, énergie, données, technologie, finance, droit : chaque îlot a sa topographie, ses régulations, ses frictions, et ces reliefs se déplacent. Continuer à piloter avec des “moyennes mondiales” revient à naviguer à vue avec une carte simplifiée : droite en apparence, fausse dans le détail.
2) Complexité, impermanence, brutalité : les trois forces qui déforment la carte
Complexité. Les écosystèmes (fournisseurs, plateformes, régulateurs, réseaux) se maillent. Les effets ne sont plus linéaires : un micro-choc local peut créer une onde disproportionnée ailleurs. Les interactions comptent plus que les “choses”.
Impermanence. Les paramètres bougent avant même d’être stabilisés. Ce qui était un avantage devient une friction, puis redevient une opportunité ailleurs. Le temps est un acteur, pas un décor.
Brutalité. Le réel tranche : une barrière s’érige, une API se ferme, un taux bascule, un composant disparaît, un régime change. La discontinuité remplace la pente douce. Ici, ce sont les seuils qui décident — pas les courbes moyennes.
Conséquence pour le dirigeant : on ne gère pas un monde par pentes régulières avec des outils de lissage. On l’affronte par lecture fine des terrains et maîtrise des seuils.
3) Ce qui casse les entreprises, ce ne sont pas les moyennes : ce sont les seuils
Le "chief risk" aujourd’hui n’est pas l’écart-type abstrait ; c’est le point de rupture concret. Si je donne des exemples simples, évidents et génériques (transposables selon les secteurs) :
Une réglementation qui rebat la carte d’un jour à l’autre.
Un composant critique indisponible qui grippe toute une ligne.
Une restriction d’accès à une plateforme ou à une donnée-clé.
Un coût d’énergie qui saute au-dessus d’une ligne rouge.
Un droit de douane qui change l’économie d’un canal.
La robustesse n’est pas une armure lourde ; c’est un système nerveux qui voit venir, absorbe et réagit à temps. Elle se conçoit par seuils : que faisons-nous si X dépasse Y ? qui décide ? en combien de temps ? avec quelles options prêtes ?
4) La souveraineté n’est pas un slogan : c’est une architecture vivante
Énergie, données, techno, talents, cash : la souveraineté est systémique. Elle ne se braille pas, elle s’architecture.
Cartographier où l’on dépend (de quoi, de qui, où).
Bâtir des alternatives prêtes (pas dix théoriques, une solide et testée).
Installer des contrats à tiroirs (indexations, clauses de sortie propres, options).
Mettre des stocks intelligents, au bon endroit, avec un coût maîtrisé.
Soigner la proximité de la donnée (qualité, fraîcheur, utilité terrain) pour réduire le bruit et augmenter le signal.
Constituer sa cellule de crise formée et opérante. La savoir disponible dès que requis.
Ce n’est pas plus de lourdeur. C’est moins de naïveté.
5) Le dirigeant “binoculaire” : bouclier & boussole, simultanément
Bouclier. Protéger l’essentiel — marges, cash-flows, équipes, réputation — quand le relief bâtonne...
Boussole. Investir dans ce qui ouvre — marchés, alliances d’écosystème, actifs immatériels, techno utile — quand s'entrouvre, s'esquisse une opportunité.
La binocularité (Protection/Projection) n’est pas un talent inné ; c’est une discipline. Elle s’installe par :
des rituels d’arbitrage (cadence et seuils),
des lignes rouges écrites, partagées, répétées,
une hygiène de Présence des Leaders (respiration, sommeil, mouvement, silences,... ). La sérénité n’est pas un luxe ; c’est une compétence exécutive pour décider sous complexité, impermanence et brutalité. Une posture. Que je place un cran au-dessus du leadership...
6) Deux cadres opérants que je propose : GriffonMatrix & RoBuSTe
GriffonMatrix — Gouvernance · Stratégie · Leadership
Gouvernance : Qui décide quoi, quand un seuil est franchi ? Écrire les seuils, désigner les décideurs, figer la cadence.
Stratégie : Quelles dépendances ? Quelles options ? Construire des cartes fines, dual-sourcer avec discernement, investir dans des corridors (pas des “coups”). Faire converger les Parties Prenantes...
Leadership : Comment arbitrer sans se crisper ? Installer des rituels de présence pour rester lucide quand le bruit devient envahissant.
RoBuSTe — Révéler · Braver · Synchroniser · Transformer
Révéler les postures, les visions, les forces et faiblesses... les dépendances et les seuils réels (pas supposés).
Braver : engager et s'engager, compenser la prise de risque, décider vite, protéger l’essentiel sans panique.
Synchroniser : les énergies et les équipes, suivre les indicateurs et les rythmes de décision.
Transformer : passer de “subir” à “dessiner”, (re-)prendre l’initiative, capitaliser sur la production, se renforcer, innover...
... et recommencer.
8) “Moins de bruit, plus de signal”
Ajouter des slides et des tableurs ne crée pas de clarté ou de solutions. Réduire le bruit, oui. Le signal utile vient de données proches du terrain, d’indicateurs par seuils, d’une cadence de décision rythmée et lisible.
C’est là que se fabrique la robustesse opérante : un bouclier qui ne s’épaissit pas au hasard et une boussole qui n’indique pas “Nord” par habitude, mais la bonne route, ici et maintenant.
9) Conclusion : armer la carène, choisir sa route
Nous ne choisissons pas la météo. Nous pouvons armer la carène et choisir sa route. Sur un terrain en archipel, la robustesse n’est pas une posture défensive ; c’est le droit d’innover sans se renier.
Mon travail est là : renforcer à la fois le dirigeant et l’entreprise, pour qu’ils avancent ensemble, lucides, équipés, présents,... malgré la complexité, l’impermanence et la brutalité.




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